Une étrange lumière verte tapisse les murs du centre radar de l'Army Signal Corps à Fort Monmouth dans le New Jersey, États-Unis. Derrière l'apprenti opérateur, toute une troupe d'officiers en visite est déployée en demi-cercle. Nous sommes le 10 septembre 1951. Soudain, un spot lumineux apparaît brusquement à l'écran du radar. Il vole à environ 11000 mètres au sud de la station, remontant la côte vers le nord. L'engin se déplace trop vite pour être suivi automatiquement; l'opérateur passe donc en contrôle manuel.
Le groupe suit l'engin pendant environ trois minutes, jusqu'à ce qu'il disparaisse de l'écran vers le nord-est à environ 13000 mètres d'altitude. L'opérateur estime sa vitesse à plus de 1100 km/heure... une performance incroyable pour l'époque, même pour les meilleurs jets de l'armée.
25 minutes après l'observation radar, un jet T-33, piloté par le lieutenant Wilbert Rogers, prend en chasse un «objet de couleur argentée» dont la vitesse effective est de 1400 km/h. Rogers décrira l'engin comme étant «parfaitement rond et plat» et d'un diamètre compris entre 9 et 15 mètres. Avec son passager, le commandant Edward Ballard, il fond sur l'ovni depuis une altitude de 6000 mètres, mais ne parvient pas à le rattraper. Ils le regardent parcourir une trentaine de kilomètres avant de s'incliner pour effectuer un virage à 120 degrés et disparaître vers la mer.
Le lendemain, le radar de Fort Monmouth repère deux nouveaux «spectres» à très grande vitesse, l'un à 10h50 et l'autre à 13h30. Mais il n'y aura pas de confirmation visuelle, le ciel étant trop nuageux.
bureau du commandant en chef Charles Cabell qu'il ordonne une enquête poussée, souhaitant être tenu personnellement au courant de l'affaire. Cabell était alors le chef des services secrets de l'armée de l'air. Ses ordres parviennent au lieutenant Jerry Cummings, le tout nouveau responsable du «projet Grudge», nom donné à l'enquête sur les ovnis lancée il y a peu par l'armée de l'air.
En mettant son nez dans le dossier, Cummings est très surpris de découvrir que d'autres membres du projet Grudge ont déjà «résolu» le cas, sans quitter leurs bureaux de l'Air Technical Intelligence Center (« Centre des services secrets aériens» ou ATIC), à Dayton, Ohio. Selon le rapport qu'ils ont élaboré pour le Pentagone, l'incident se résume ainsi: «Il s'agit seulement d'un groupe de jeunes gens impressionnables; l'équipage du T-33 n'a vu qu'un reflet. »
Dans les heures qui suivent, conscient que sa réputation est en jeu, Cummings se rend dans le New Jersey avec le lieutenant-colonel Rosengarten, chef de la Branche aviation et missiles de l'ATIC. Ils interrogent tout le monde, y compris le pilote du T-33 et son passager, certains d'avoir aperçu non pas un simple reflet, mais un engin «contrôlé par une intelligence». Le lendemain, Cummings et Rosengarten s'envolent pour la capitale, afin de faire un compte rendu à Cabell.
DE GRUDGE À BLUE BOOK
Après avoir écouté leur version des faits, Cabell s'informe sur la façon dont le projet Grudge traite habituellement ce genre d'affaires. Cummings prend alors son courage à deux mains: «Tout le monde se moque des enquêteurs du Grudge», lâche-t-il. Sur l'ordre du patron de l'ATIC, le général Harold Watson, les employés du projet Grudge «déprécient systématiquement les rapports qui leur sont envoyés. Leur seule activité consiste à proposer des explications nouvelles ou originales pour plaire à Washington ! »
Cabell enrage : « On m'a menti ! » hurle-t-il. Cummings et Rosengarten sont renvoyés avec ordre de retourner à Dayton pour réorganiser le projet Grudge. «Je ne veux pas de préjugés, dit Cabell, j'interdis les préjugés. Que ceux qui ont des préjugés s'en aillent immédiatement. »
Mais ce ne sera pas Cummings qui s'occupera de la réorganisation de l'enquête sur les ovnis. Il retourne bientôt à la vie civile, en charge d'un autre projet gouvernemental classé confidentiel. C'est au jeune capitaine Edward Ruppelt qu'incombe la tâche de restaurer un semblant d'objectivité dans la manière dont l'Air Force aborde le dossier ovnis. Il fera état de ses observations dans The Report on Unidentified Flying Objects («Rapport sur les ovnis»), un livre qui deviendra rapidement un grand classique de l'ufologie.
Sous la direction de Ruppelt, le projet Grudge est rebaptisé «Blue Book», et classé confidentiel à un plus haut niveau de sécurité. Le personnel est plus nombreux et l'on établit des canaux permettant aux militaires de relater directement leurs observations aux enquêteurs. Même si le personnel est toujours insuffisant, on peut maintenant à enquêter systématiquement sur plusieurs cas épineux. Par rapport au «moyenâgeux» projet Grudge, les premières années du projet Blue Book sous Ruppelt représenteront un véritable renouveau dans l'approche officielle du phénomène ovni.
C'est Ruppelt qui a forgé l'expression Unidentified Flying Object (UFO) -«objet volant non-identifié » ou ovni - pour détourner
quelque peu la polémique (et les plaisanteries) associée au terme «soucoupe volante», moins crédible. Malheureusement, le règne de Ruppelt dura à peine deux ans, d e 1951 à 1953. Et par la suite, on en revint vite à la case départ.
De la même façon que l'affaire Monmouth avait ouvert la voie à une courte période de transparence, une nouvelle vague d'observations d'ovnis (radar ou visuelles) va conduire au retour des agissements qui étaient caractéristiques du projet Grudge: dans le but de faire passer les témoins pour des naïfs ou des hurluberlus, on dénigre à haute voix les affaires qu'on peut aisément expliquer... et on passe sous silence toutes celles qu'on ne parvient pas à comprendre.
SHOW D'OVNIS
Pourtant, contrairement à Monmouth, les observations d'ovnis de l'aéroport de Washington font bientôt les grands titres et aboutissent à la plus grande conférence de presse donnée par le Pentagone depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Pendant deux week-ends consécutifs de l'été 1952, tout Washington est mis en émoi par les ovnis. On les repère sur les écrans radar, mais également dans le ciel. Les témoins sont aussi bien des civils que des militaires. Le standard du Pentagone croule tellement sous les appels que les communications ordinaires sont interrompues. 1952 est l'année la plus chargée de l'histoire du projet Blue Book, avec 1500 cas répertoriés, dont 20 % sont réputés non identifiés (303 cas).
Dans le sillage des observations de Washington, la CIA. fait sa première incursion sérieuse dans le domaine ufologique. Préoccupée par la multiplication des rapports, elle craint aussi qu'un gouvernement étranger ne tire parti de la situation pour déclencher une hystérie collective. N'oublions pas que la guerre froide vient de commencer.
C'est ainsi que naît la «commission Robertson» du nom de son président H. P. Robertson, physicien, agent de la C.I.A. et chef du Groupe d'évaluation de l'armement au sein du ministère de la Défense. Au sein du groupe qui se réunit deux jours d'affilée à Washington en janvier 1953, on remarque aussi Luis Alvarez (qui sera prix Nobel de physique en 1968), Samuel Goudsmit, physicien au Brookhaven National Laboratories et l'astrophysicien Thornton Page, directeur adjoint de l'Operations Research Office («Bureau des opérations de recherches») à l'université John Hopkins.
PARANOÏA GALOPANTE
Au lieu de demander des investigations plus poussées du phénomène ovni, la commission de la CI.A. préconise entre autres d'utiliser les médias pour dépouiller le phénomène ovni de son aura de mystère. On raconte même, bien qu'il n'y ait aucune preuve, que le très populaire Walt Disney aurait été embauché pour agir dans ce sens. La C.I.A. en profite pour surveiller les groupes ufologiques qui fleurissent un peu partout, de peur qu'eux aussi ne soient victimes de machinations étrangères.
Est-ce que les recommandations de la CIA. font leur effet? En fait, les successeurs de Ruppelt à la tête du projet Blue Book ne semblent pas avoir besoin d'ordres écrits. Ils se contentent simplement de flairer l'ambiance paranoïaque. La prudence est de mise. Et finalement Blue Book fonctionnera d'une manière que n'aurait pas désavouée la commission Robertson.
ANALYSES SUPERFICIELLES
L'ère post-Ruppelt du projet Blue Book se caractérise par une carence de fonds et de personnel, ce qui a pour résultat des enquêtes sporadiques et une analyse superficielle des données recueillies. En décembre 1969, après la publication par l'université du Colorado d'une étude sur les ovnis, Blue Book met définitivement la clef sous la porte. Au cours de ses vingt années d'existence, l'agence aura recensé 12618 rapports dont 5 % demeurent inexpliqués (701 cas).
Il est intéressant de comparer ces chiffres à ceux des années Ruppelt. En décembre 1952, Ruppelt informe l'État-Major de l'armée de l'air qu'il a recensé 1021 observations d'ovnis, dont 20,1 % non résolues... On est loin des 5 % du bilan final. En ufologie comme ailleurs, c'est la manière d'envisager les choses qui fait toute la différence. Blue Book en est la meilleure preuve. |